Les femmes célébrées dans ce recueil et qui descendent tout droit d’Elissa, fondatrice de Carthage, de Leyla et de Hind, amantes célèbres dans la poésie arabe classique, sont séduisantes, aimantes, blessées et possessives. Protectrices et enracinées dans la tradition dont elles sont les dépositaires, elles aiment à protéger l’homme contre le déracinement ou la déperdition identitaire.
Jamila Mejri est poète. J’évite à dessein le substantif féminin «poétesse» qui «tend à devenir péjoratif» (Petit Robert). Les connaisseurs de la poésie féminine tunisienne de langue arabe conviendraient de la considérer aujourd’hui comme la voix la plus illustre dans le répertoire de cette poésie, après feue Zoubeïda Béchir (1938-2011). Depuis son apparition au cours des années soixante-dix dans les revues et journaux tunisiens (« El Fikr » par exemple), elle a mérité attention. De nombreux travaux de critique littéraire et universitaire ont été conduits sur ses recueils dont nous citons entre autres Diwan el Wajd (le recueil de la passion), Dhakerat ettayr (La mémoire des oiseaux), El wajâ taamouhou arabi (La douleur a un goût arabe) et d’autres. Plusieurs hommages ont été rendus à la poète de haut niveau qu’elle a toujours été. Kairouanaise, elle écrit une poésie raffinée, baignée de féminité et de douceur, qui ne ressemble à aucune autre dans cette ville ayant la poésie dans l’âme et où les poètes sont légion qui ont profondément marqué cette capitale des Aghlabides dont on ne peut évoquer l’histoire sans se rappeler Ibn Rachiq al-kairwàni (999-1063) qui y a élu domicile, Ali El Houssari (1029-1095), Mohamed-Chadli Attallah (1899-1991), Mohamed Lehlewoui (1907-1978), Jaafar Majed (1940-2009), Slah Eddine Boujeh (1956-2021), Moncef Louhaïbi, Mohamed Ghozi, Béchir Kahwaji, tous poètes de qualité supérieure, et, bien sûr, Jamila Mejri qui est aujourd’hui la directrice de la «Maison de la poésie», à Kairouan, après avoir été la présidente de «L’Association des écrivains tunisiens» durant quelques années.
La voix chaleureuse et tendre qu’elle porte dans ces vingt et un poèmes réunis dans Diwan al nissâ (Le recueil des femmes) dédié à «la femme tunisienne » (p. 5) et préfacé par feu Kamel Omrane (pp. 7-12), est d’abord la voix d’une femme tunisienne aux prises avec une société machiste, sévère et rude, auquel elle a le mérite d’apporter charme et secret et dont elle libère les sources pures de tendresse et d’humanisme.
Après son recueil Kitab el wajd (Le livre de la passion), Jamila El Mejri fait de la femme, celle qui est ici identité d’abord, sa nouvelle passion. Elle lui réserve tout un livre où elle la chante de part en part, en laissant couler sur cette pile de feuilles bleu ciel, soigneusement imprimées, beaucoup d’amour et beaucoup de sensualité que les mots ne disent pas vraiment, mais suggèrent par intermittence, à chaque fois que le cœur de la femme énonciatrice échappe à l’esprit de la féministe quelque peu moralisatrice, voire accusatrice (pp. 37-44).
Dans Diwan al nissâ où Jamila Mejri semble rendre hommage en premier aux femmes kairouanaises qui recèlent dans la texture de leurs tapis «les secrets de l’amour» (p.21), il y a des symboles et des tatouages, des mystères et des yeux de femmes qui tracent la ligne courbe du désir et poussent l’homme envoûté à l’errance, dépossédé de lui-même dans des villes où il se veut dominateur et où il n’est en fait que dominé par elles, par leurs senteurs, leurs psalmodies et leur magie dévastatrice.
Les femmes célébrées dans ce recueil et qui descendent tout droit d’Elissa, fondatrice de Carthage, de Leyla et de Hind, amantes célèbres dans la poésie arabe classique, sont séduisantes, aimantes, blessées et possessives. Elles n’aiment pas que l’homme arabe s’éloigne d’elles. S’il leur échappe, il perdra son chemin sans retour (p. 38) :
Tu es parti
Tu as préféré un amour de rechange
Tu as troqué une couleur contre une autre couleur
Et tu as voulu un amour impossible
Et d’une illusion à une autre
Et à l’issue du printemps tu as su
Que tu as perdu ton visage
Entre les miroirs
Et que tu as égaré ta vie dans l’errance
Dans la poussière des routes (pp. 37-38)
Protectrices et enracinées dans la tradition dont elles sont les dépositaires, elles aiment à protéger l’homme contre le déracinement ou la déperdition identitaire. Elles le protègent même contre la brise et l’œil mauvais ! Elles sont l’odeur du jasmin qui embaume la nuit des amoureux ! Elles sont précieuses comme l’or, aériennes et fières comme les palmiers, lumineuses comme la braise, et c’est à leurs yeux de jais et à leurs noires chevelures que doit s’adresser le vers charmeur ! Si on l’adresse à d’autres, on ne récolte que le repentir et la soif, à jamais insatiable !
C’est, somme toute, sur un magnifique piédestal que Jamila Mejri met la femme arabe ou la femme tunisienne ou, peut-être seulement, la femma kairouanaise qui confie le code de ses secrets aux dessins alambiqués de son tapis. Le narcissisme ici est poussé au plus haut point, mais, poétique et confondu avec l’ovation faite à la femme, il devient légitime et beau. Il est autodéfense et séduction aussi. Il est passion de soi, mais, en même temps, passion de l’Autre, l’homme, qui manque à elle. Il est aussi une façon particulière d’écrire la passion, de la mettre en mots et en rythmes pour construire ces poèmes véhéments où Jamila Mejri investit une grande fortune langagière tout aussi importante que ce flux affectif et lyrique écoulé dans des vers plutôt libres, à volumétrie variable, distribués non pas selon les mètres établis par la tradition doctrinale classique (Bouhour), mais selon le souffle de la déclamatrice (car la poésie est faite pour être, non pas lue, mais plutôt déclamée et chantée) et les effets de relief recherchés afin d’avoir prise sur le récepteur-auditeur. Poésie «non verticale et libre» (verlibriste ou de vers libres), comme l’appelaient les critiques littéraires et les poètes des années soixantes-dix, mais poésie soigneusement travaillée pour produire des rythmes soutenus, continus, savoureux et entraînants qui bercent l’âme éprise de cette parole enchanterese de la femme-poète qui, après avoir bien lu Abou Taïb El-Moutanabi, Tarafa Ibnou El Abd, Belgacem Ecchebbi et Fadwa Toukane, ses poètes de prédilection, a réalisé que la poésie est d’abord musique, au-delà de toutes les causes nobles et de toutes les passions. Musique des mots qui frappe à la porte du cœur, le fait vibrer, légitime le poème et que Jamila Mejri, dans le dix-huitième morceau de ce recueil intitulé «L’amour kairouanais» (pp. 107-112), préfère soudain, contre toute attente, trouver dans un canon métrique vertical où les vers, isométriques, ont le même nombre de syllabes (ettafilet) et où la rime (al qafia) semble accueillir l’accent tonique rythmant ce poème délibérément classique et dont la forme quelque peu surprenante semble signifier que l’auteure de ce recueil n’est pas que poète verlibriste, mais qu’elle est capable aussi de modèles anciens demeurant la source et la référence.
Partout dans ce joyau, la beauté poétique découle de la permanente musicalisation de l’énoncé lyrique, de l’invocation oratoire, qui décrit minutieusement ou qui célèbre avec force. Elle découle aussi de la forte architecture métaphorique où les images authentiques et saisissantes, issues des songes bleus, surgissent les unes après les autres et, en foule, inondent la textualité de ce Diwan et s’y enchevêtrent avec une grâce insigne.
D’une très bonne tenue éditoriale, mariant le rouge passion de la couverture au bleu songe des pages, ce « Recueil des femmes » mérite d’être lu, déclamé ou même chanté comme l’a déjà fait une fois la chanteuse tunisienne Sonia M’barek, avec le poème inaugural ouvrant ce livre «Loûloûa» (Perle) et trônant sur sa quatrième de couverture. Bravo, poète !
Jamila Mejri, Diwan al nissâ, Tunis, Société tunisienne d’édition et de développement des arts et de la peinture, 1997, 125 pages.